Méthanol/GNL : la révolution culturelle chez Maersk, les revirements et autres effets de panique
Par Ibrahima DIALLO
31 juillet 2024 / 08:46

Après avoir été longtemps un détracteur zélé du gaz naturel liquéfié, Maersk, pionnier du méthanol, est en train de se constituer, en catimini, une petite flotte de porte-conteneurs avec le carburant qu’il vouait aux gémonies. Apôtre du GNL depuis un temps certain, CMA CGM a opéré récemment ses premiers pas vers le méthanol. Focus sur les volte-face, doutes et autres revirements des uns et des autres.

La direction du groupe de transport et logistique danois ne l’officialise toujours pas, ne l’infirme ni ne le confirme et encore moins ne l’ébruite. Maersk, l’armateur de porte-conteneurs le plus hermétique à la pénétration du GNL, le plus radical quant à son usage dans la transition énergétique, le plus critique sur ses qualités supposées ou réelles, est en train de se constituer une flotte de porte-conteneurs au GNL.

En catimini. Loin des micros et des caméras sous lesquels l’ancien patron de Maersk, Søren Skou, se jetait pour dire tout le mal qu’il pensait du carburant maritime de transition.

Depuis 2018-2019 et ses tout premiers engagements en termes d’atteinte de la neutralité carbone, Maersk, par la voix du prédécesseur de l’actuel PDG Vincent Clerc, a été un grand détracteur du GNL, condamnant publiquement son empreinte environnementale et stigmatisant notamment ses fuites de méthane.

Le numéro deux mondial de la ligne régulière a été en revanche un militant-acteur de la première heure du méthanol vert en commandant les premiers porte-conteneurs du secteur et en s’engageant dans des contrats d’achat long terme de la molécule pour amorcer la pompe de la production.

Préconisant la rupture technologique radicale face aux solutions de moyen terme, comme le GNL peut l’être, il s’est lancé dans une autre bataille pour favoriser l’émergence d’alternatives résolument vertes, celle de la mesure de marché : obtenir une taxe carbone suffisamment élevée sur les énergies fossiles pour inciter les alternatives plus sobres.

Deux visions qui se sont longtemps opposées

Sur ce sujet, l’ex-leader mondial, aux mains des actionnaires, qui a longtemps évangélisé le marché et dont la voix porte toujours, s’est opposé à CMA CGM, dont le PDG, Rodolphe Saadé, est un apôtre du GNL par pragmatisme.

Le dirigeant du groupe familial a toujours considéré qu’en attendant l’émergence de technologies radicalement vertes pour lesquelles il n’y a aucune garantie en termes d’échéances, de disponibilité et de prix compétitifs, un carburant de transition permettrait d’agir sans attendre sur les premiers pourcentages de CO2 à abattre.

Depuis ces passes d’armes entre les patrons des deux mastodontes, parfois publiques, rarement en frontal, qui ont occupé les années d’avant Covid, les deux convergent finalement. Rodolphe Saadé a adopté à son tour le méthanol. Et Vincent Clerc semble opérer le chemin inverse.

Si les rumeurs bruissant des chantiers navals s’avèrent, ce serait une révolution culturelle : Maersk considérant enfin la propulsion au gaz naturel comme une alternative viable à moyen terme pour la réduction de son empreinte carbone.

À moins que cela ne soit les inquiétudes croissantes quant à la disponibilité, en volume et dans les temps, du méthanol d’origine durable. Sans être présenté comme un horizon indépassable, la disponibilité de l’elixir vert reste un épineux problème même si Maersk a signé plus de dix contrats d’achat à long terme lui assurant en principe de quoi alimenter sa future flotte.

30 porte-conteneurs au GNL ?

Selon des sources concordantes, Alphaliner compris, le numéro deux mondial du secteur va affréter une flotte de porte-conteneurs bicarburant avec le GNL, qui seront construits dans des chantiers chinois New Times Shipbuilding et Yangzijiang Shipbuilding. Le groupe danois n’y va pas, cette fois, à tâtons puisqu’il est question d’une trentaine de porte-conteneurs, en affrètement certes.

SFL Corp., a récemment commandé à New Times Shipyard (NTS) cinq porte-conteneurs à double carburant GNL d’une valeur d’un milliard de dollars (200 M$ par unité) et d’une capacité de 16 800 EVP. L’armateur non exploitant (NOO) coté à la Bourse de New York, a indiqué que cette commande s’inscrivait dans le cadre d’un contrat d’affrètement à temps de dix ans, dont Maersk serait « l’armateur de première ligne » évoqué.

Une commande similaire d’un autre propriétaire de flotte, Seaspan, un des leaders du secteur, serait également alloué au groupe danois, selon ces sources. En plus, Seaspan devrait passer commande de 22 unités à Yangzijiang – 10 navires de 17 000 EVP et 12 de 8 000 EVP – pour les affréter également à Maersk. Pour l’heure, la commande ne s’est pas encore formalisée.

NTS devrait construire un nouveau type de navire compact « post-néopanamax » de 350 m de long et 56 m de large, selon Alphaliner, autorisant 22 rangées de conteneurs dans la largeur, avec un agencement à deux couloirs. Malgré un grand réservoir de GNL qui occupe l’une des cales, il pourra embarquer près de 17 000 EVP.

En tant que tels, ils auraient des dimensions comparables aux six Equinox Mk-II que Maersk recevra de Hyundai Heavy Industries à la fin de 2025 et en 2026.

Les cinq unités au GNL permettraient, selon Alphaliner, de disposer d’une flotte homogène de onze navires de même capacité sur le service Asie-Méditerranée via le canal de Suez. Du moins, quand la route sera rendue à la navigation sans les attaques des Houthis.

Prise de panique à bord ?

Selon le média TradeWinds, l’armateur danois aurait reporté une de ses dernières commandes, celle de décembre qui porte sur une série de 15 porte-conteneurs de petite taille (3 500 EVP) contractée initialement au méthanol et confiée à Huangpu Wenchong Shipbuilding, filiale du puissant groupe de construction navale chinois CSSC. Un contrat d’une valeur d’un peu plus d’1 Md$

Les observateurs du secteur sont divisés sur les raisons de cet ajournement. Compte tenu des pénalités associées à l’annulation du contrat, il est peu probable que Maersk s’y résigne, sauf cas de force majeure.

L’Ane Maersk est la première des 24 unités au méthanol livrées à l’armateur danois qui doit réceptionner 338 500 EVP entre 2024 et 2025. Soit douze de 16 500 EVP (HHI), six de 17 500 EVP (HHI) et six de 9 000 EVP (YZJ).

Sans en donner les raisons, ni confirmer ou infirmer, CMA CGM aurait également converti huit autres unités de 9 200 EVP, initialement commandés avec le méthanol, en GNL. Mais l’information reste à confirmer. Le transporteur français détient actuellement le deuxième carnet de commandes de navires au méthanol avec 24 navires : douze navires bicarburant de 15 000 et 16 000 EVP (constructeurs : Dalian et Jiangnan), ainsi que douze de 13 000 EVP (Hyundai Samho). Il

CMA CGM attend pas moins de 89 navires ces deux ou trois prochaines années pour une capacité totale de 1,14 MEVP. Avec les derniers contrats de construction signés, qui portent sur 12 porte-conteneurs au GNL de 15 500 EVP chez HD Hyundai, la propulsion au gaz naturel liquéfié concerne 58 unités.

MSC, qui défend le multi-combustibles pour opérer le verdissement de sa flotte, avait fait un premier pas vers le GNL en mai 2021, à des années lumières de l’engagement de CMA CGM. Il s’est également positionné avec des contrats d’affrètement à long terme, le premier l’a été pour onze navires de 15 300 EVP prêts pour le GNL (ready for) avec Eastern Pacific Shipping. De même pour Hapag-Lloyd via l’affrètement.

Conversion au méthanol, de plus en plus d’adeptes

En termes de conversion, c’est aussi Maersk qui a signé le premier contrat de conversion avec le chantier naval Zhoushan Xinya de Ningbo-Zhoushan pour convertir le Maersk Halifax, porte-conteneurs de 15 282 EVP. Les onze navires de cette série, construite entre 2017 et 2019, pourraient être concernés.

Les travaux doivent démarrer en ce mois de juillet pour une durée d’environ trois mois. CMA CGM s’est engagé, de son côté, avec Qingdao Beihai Shipbuilding Heavy Industry pour la conversion de dix unités de 9 300 EVP.

En décembre 2023, Cosco a fait appel à son tour au motoriste MAN ES pour convertir quatre porte-conteneurs, deux unités de 13 800 EVP et deux de 20 119 EVP en double motorisation avec le méthanol. Les premiers à être transformés seront les Camellia et Virgo. Le contrat de ce dernier est assorti d’une option pour neuf navires supplémentaires des classes Virgo et Pisces de 20 000 EVP. Ils devraient être livrés durant le premier semestre de l’année 2025.

Hapag-Lloyd, qui avait été le premier et le seul à avoir testé la conversion fort onéreuse d’un navire au GNL (Matson s’y est ensuite essayé), et Seaspan sont plus ambitieux encore : ils avaient annoncé en juillet 2023 plancher sur une conversion à grande échelle, jusqu’à 60 unités, dont 15 unités affrétées à long terme par Hapag-Lloyd et 45 autres en option. Mi-avril, l’armateur allemand et son affréteur ont conclu un accord pour refiter les cinq premiers. Il s’agit de navires d’une capacité de 10 100 EVP, dont le contrat d’affrètement a été prolongé de six ans.

La répartition de l’investissement a aussi été tenu à la discrétion des deux parties prenantes. Elle est déterminante. Si Seaspan assure le coût du chantier, il se peut qu’il ait revu à la hausse les termes financiers du contrat initial à moins que l’investissement ne soit partagé.

Attractivité incontestable

En dépit de son coût, la propulsion au méthanol séduit de plus en plus. Les commandes de navires neufs alimentés avec ce carburant vert non encore disponible ont dépassé le GNL au cours des cinq premiers mois de l’année et largement supplanté les autres carburants alternatifs.

Entre janvier et mai, les carburants alternatifs ont engrangé 127 nouveaux émules (+ 55 % par rapport à la même période l’année dernière). Et le méthanol a représenté 55 % de ceux à carburant alternatif.

« Le méthanol assure les gros titres avec 70 nouvelles commandes de navires alimentés au méthanol en 2024 […] Bien que cela reste loin derrière le GNL [en termes de navires en exploitation, NDLR], cela démontre un appétit croissant du marché pour cette énergie », indique DNV dans son rapport. Il y avait, fin mai, 1 052 navires alimentés au GNL, dont 505 navires en commande pour 304 navires confirmés au méthanol, dont 269 inscrits dans les cales sèches.

Un match qui reste à jouer

Le gaz naturel liquéfié en tant que carburant maritime a toujours divisé les armateurs de porte-conteneurs, les uns considérant qu’il ne répond que faiblement à la problématique du CO2. Mais en éliminant quasi totalement les émissions de SOX, NOX et des particules fines, il a fait le job par rapport à la réglementation IMO2020 et reste la seule alternative, éprouvée sur le plan opérationnel et commercialement viable.

Le carburant est par ailleurs disponible tandis que les infrastructures de soutage existent et se développent, qui pourront de surcroît être utilisées pour des alternatives à long terme et sans carbone, comme le méthane synthétique liquéfié (MSL) et le méthane de biosynthèse liquéfié (MBL).

Dans le camp de ceux qui préfèrent miser sur des carburants de rupture tels l’hydrogène, l’ammoniac voire le méthanol, ils ne sont pas censés ignorés que de nombreux verrous technologiques et réglementaires restent à lever. La route vers la décarbonation est un long voyage.

La Banque mondiale a fait franchir au GNL un cap dans le rejet. Le bailleur de fonds international a recommandé aux États de cesser de financer des infrastructures de soutage, imputant la fuite de méthane, qui peut se produire à n’importe quel point de la chaîne d’approvisionnement. Les émissions de GES du méthane sont 25 fois supérieures à celle du CO2. In fine, selon les chercheurs, l’utilisation du GNL ne permettrait au mieux qu’une réduction de 8 % des émissions de GES et, au pis, une augmentation de 9 %.

Adeline Descamps : journal de la marine marchande 

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